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Qu’on se figure donc,
au sortir de ces écoles et de ces concours, une courtisane ainsi
belle, ainsi ornée de tous les talens et de toutes les graces,
[page 334] ainsi armée de toutes pièces pour la séduction,
ainsi victorieuse entre tant d’autres qui toutes méritaient
de vaincre : il faut avouer qu’elle avait son prix. Alors quelque
riche marchand, ou bien quelque homme politique, riche aussi par conséquent,
l’achetait et l’emmenait dans sa patrie. Elle devenait sa
maîtresse, ou même sa femme ; ces attributions, très
diverses en droit, n’étaient pas toujours très bien
définies en fait. Elle partageait sa vie, non-seulement privée,
mais publique, pour peu qu’elle eût d’ascendant et d’esprit
; elle était son poète, sa musicienne, sa danseuse, son
orateur même, et quelquefois, lorsqu’il devait monter à
la tribune, elle lui préparait ses discours. Aspasie en fit plusieurs
pour Périclès, le plus éloquent de tous les Grecs,
pour Périclès qui demandait aux dieux chaque matin, non
pas la sagesse, mais l’élégance du langage, et qu’il
ne lui échappât aucune parole qui blessât les oreilles
délicates du peuple athénien. Cette élite des courtisanes
s’appelait d’un nom particulier, ?ta??a?, les maîtresses
. Dans les courtisanes proprement dites, dans celles qui n’appartenaient
pas à tel ou tel homme, mais se donnaient tour à tour à
plusieurs, il y a lieu de distinguer plusieurs variétés
: les unes, qui avaient de l’esprit, ne se prostituaient pas sans
choix et sans élégance ; elles tournaient en art cet affreux
métier et mêlaient quelque grace à ces turpitudes
; elles se promenaient magnifiquement vêtues, tenant à la
main ou entre leurs lèvres une petite branche de myrte. Les autres
allaient dans les banquets danser ou jouer de la flûte ou de la
lyre. D’autres encore, sans esprit, sans éducation, avides
de gain et de débauche, se vendaient à tous au hasard. Plaute
les compare aux buissons, tondant tous les moutons qui passent. Térence
oppose au luxe qu’elles étalent en public le désordre
déroutant de leur chambre. Plaute et Térence traduisent
les comiques grecs, que nous n’avons plus. Enfin il y en avait un
grand nombre qui, spirituelles ou stupides, avides ou débauchées,
belles ou laides, peu importe, ne l’étaient pas à
leur profit, mais au profit des marchandes hideuses qui les parquaient
et qui les exploitaient. Un fragment curieux du poète comique Alexis
donne des détails, qui semblent modernes, sur la manière
dont celles-ci déguisaient leurs défauts physiques : ni
le fard, ni les corsets, ni les crinolines ne sont oubliés. Les
premières de toutes, les ?ta??a? méritent seules de nous
occuper.
Elles seules, dans la société antique, pouvaient jouer le
rôle de ce que l’on nomme les femmes du monde dans la société
moderne ; elles seules pouvaient avoir quelques lumières, quelques
talens ; elles seules pouvaient se trouver mêlées à
la vie des hommes; elles seules pouvaient produire par leur commerce des
entretiens agréables, analogues à ce que nous appelons la
conversation, car, sans elles, il faut convenir que l’antiquité
n’eût guère connu que la dissertation ; elles seules
pouvaient prendre part aux banquets, et les banquets étaient, avec
les portiques, à peu près les seuls lieux de réunion
où l’on échangeât des idées, [page 335]
les seuls salons ou les seuls cercles d’alors. En effet, quelle
était dans l’antiquité la condition légitime
de la femme ? Elle était élevée dans une ignorance
presque complète ; elle vivait à l’écart dans
le gynécée. Filer de la laine, faire des vêtemens,
distribuer leur tâche aux servantes, servante elle-même, peu
s’en faut, ou intendante, pour ne rien outrer, telles étaient
ses occupations. Le gnomique Phocylide, et bien d’autres après
lui, recommandent de tenir la jeune fille sous les verrous, invisible
jusqu’à son mariage. En sortant de la maison maternelle pour
entrer dans la maison d’un époux, la jeune fille ne faisait
que passer d’un gynécée dans un autre. La fiancée
montait sur un char, entre le fiancé et le garçon d’honneur,
on portait alentour les flambeaux d’hyménée, et, lorsqu’on
était arrivé à la maison que devaient habiter les
époux, avec ces flambeaux on brûlait devant la porte l’essieu
du char ; cela signifiait que la jeune épouse entrait dans la maison
pour n’en plus sortir. Toutefois il ne faut pas prendre ce mot au
pied de la lettre ; mais la réclusion intellectuelle et morale,
pire que l’esclavage physique, tel était le sort de la femme
que l’on appelait libre. Sa liberté corporelle même
n’existait guère que de nom. Son père et sa mère
la livraient à son époux presque comme une chose. «
Jeune fille, dit Catulle dans un chant d’hyménée,
tu ne dois pas résister à celui à qui ton père
t’a livrée, ton père et ta mère à qui
il faut obéir ! Ta virginité n’est pas à toi
seule, elle est en partie à tes parens : - un tiers a été
donné à ton père, un tiers à ta mère,
un tiers seulement est à toi; ils sont deux contre toi et ils ont
donné leur part à leur gendre, ne lui résiste point.
» Le tour gracieux et spirituel ne rachète pas ce qu’il
y a de dur au fond de cette idée. Filles, épouses, mères
de famille, — comme Périclès dans l’oraison
funèbre que lui prête Thucydide, le dit aux veuves des guerriers
morts, — « toute la gloire des femmes devait se réduire
à faire parler d’elles le moins possible, soit en mal, soit
en bien. » Ainsi l’homme s’est réservé
le droit de vivre réellement, le droit de penser et de sentir ;
la femme n’est pas un être semblable à lui. Que dit
l’esprit élevé de Platon ? « Il est vraisemblable
que les hommes lâches seront changés en femmes à la
seconde naissance. » Que dit le poète Simonide d’Amorgos,
pour ne point citer tous les autres, excepté Homère ? La
nature de la femme est formée, selon lui, de dix élémens,
ou bien il y a dix espèces de femmes : la première tient
de la truie fangeuse, la seconde du renard rusé, la troisième
de la chienne hargneuse, la quatrième de la terre brute, la cinquième
de la mer capricieuse, la sixième de l’âne entêté
et coureur, la septième de la belette maigre et voleuse, la huitième
du cheval à la belle crinière, la neuvième de la
guenon laide et méchante, la dixième enfin de l’industrieuse
abeille. Cette analyse forme une centaine de vers très pittoresques.
A part la forme plus qu’hyperbolique, telle est à peu près,
au sujet de la femme, la pensée de l’antiquité tout
entière. Peut-on s’étonner après cela de la
[page 336] condition inégale qui fut assignée chez les Grecs
à un être considéré comme tellement inférieur
? A Sparte seulement, la condition de la femme fut un peu différente,
la législation de Lycurgue lui donnant un rôle politique
; mais, à Athènes et dans les autres républiques
de la Grèce, elle fut telle que nous avons dit. Dans l’Économique
de Xénophon, Socrate demande à Ischomaque si sa femme a
appris de ses parens à gouverner une maison. « Eh ! que pouvait-elle
savoir quand je l’ai prise, répond Ischomaque, puisqu’elle
n’avait pas encore quinze ans, et qu’on avait jusque-là
veillé avec le plus grand soin à ce qu’elle ne pût
voir, entendre, apprendre que le moins de choses possible? N’était-ce
pas assez de trouver en elle une femme qui sait filer de la laine pour
faire des vêtemens et surveiller le travail des servantes ? »
Voilà tout ce que la jeune fille avait appris de ses parens ; elle
apprenait de son époux à commander les esclaves, elle les
soignait quand ils étaient malades, elle avait des enfans, elle
les élevait et elle administrait la maison. Homère, pour
désigner les épouses, se sert de cette périphrase
(Odyssée, VII, 68): «Les femmes qui gouvernent la maison
sous les ordres de leur mari. » Phidias avait donné pour
attribut à sa Vénus d’Élide une tortue et à
sa Minerve un serpent, pour indiquer que les jeunes filles doivent vivre
renfermées et que les femmes mariées doivent garder leur
maison et vivre en silence. «Je hais une savante, dit Hippolyte
dans Euripide ; loin de moi et de ma maison celle qui élève
son esprit plus qu’il ne convient à une femme. » Tout
le monde enfin connaît les vers de Juvénal, qui pourraient
servir d’épigraphe aux Femmes savantes de Molière.
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