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Ainsi donc les courtisanes
seules pouvaient être musiciennes, lettrées, philosophes.
Il y eut bien quelques femmes vertueuses qui s’occupèrent
de philosophie, par exemple la femme et la sœur de Pythagore, Théano
et Thémistoclée, puis les quatre filles du même philosophe,
puis les cinq filles de Diodore, maître de Zénon de Cittion,
et enfin la célèbre Hypatie, qui vécut en sage et
qui mourut en martyr : nous nommerons aussi avec Sappho quelques femmes
poètes, qui peut-être ne furent pas toutes courtisanes ;
mais ce sont des exceptions. Encore peut-on expliquer là plupart
de ces exceptions par un prosélytisme de famille, qui fit de ces
femmes des philosophes de ménage, sous les ordres, comme toujours,
de leurs parens et de leur mari. — Quoi qu’il en soit, les
courtisanes seules pouvaient recevoir chez elles les hommes d’état,
les gens de finance, les poètes, les artistes, exercer quelque
influence sur l’opinion et même sur les affaires. C’est
chez elles que les fils de famille allaient dépenser en banquets
et en fêtes tout l’argent qu’ils ne mettaient pas à
des chevaux, à des chiens et à des combats de coqs. C’étaient
elles qui tenaient le dé, qui faisaient la mode et les réputations,
qui décidaient sur les tragédies ou sur les comédies
des dernières fêtes de Bacchus, ou sur le dernier conte milésiaque
qui avait paru (ces contes [page 337] étaient les romans d’alors,
c’est bien à Milet qu’ils devaient naître) ;
en un mot, elles donnaient le ton, et elles seules pouvaient le donner.
Les femmes honnêtes n’avaient qu’une existence latente,
celles-ci avaient seules une existence visible et effective. Et cela explique,
pour le dire en passant, comment presque toutes les femmes qui figurent
dans la comédie antique sont des courtisanes; on n’en pouvait
point montrer d’autres sur le théâtre, parce que l’on
n’en voyait point paraître d’autres dans la vie.
Telles étaient les mœurs des courtisanes grecques ; disons
maintenant, par occasion, quelques mots des principales.
Aspasie, de Milet, apporta à Athènes les mœurs ioniennes.
Elle devint la maîtresse de Périclès et le maître
de Socrate, qui allait partout où il croyait pouvoir s’instruire
et enseigner. Cela, et peut-être la manière dont elle enseignait
elle-même, la fit surnommer Socratique. Qu’on ne se méprenne
pas au mot enseigner ; c’était en se jouant qu’elle
abordait avec Périclès et Socrate les plus hautes questions
de la philosophie et de la politique, cela n’ôtait rien à
sa grace. Alcibiade venait aussi chez elle, comme Saint-Évremont
chez Ninon de l’Enclos, et ne profitait pas moins de ses leçons
que de celles de Socrate. Ce n’est pas seulement dans l’art
de la parole que celui-ci la reconnut pour son maître, il la déclara
aussi, en plaisantant, son maître d’amour ; ce qui ne veut
pas dire qu’il l’eut pour maîtresse, comme quelques-uns
l’ont prétendu : quoi que puisse conter le moqueur Lucien
et sur ce point et sur un autre encore, la pureté de Socrate est
hors de tout soupçon. Périclès conçut pour
Aspasie une passion si vive, qu’il répudia sa femme pour
l’épouser. On dit même qu’il en eut un fils auquel
les Athéniens ne craignirent pas d’accorder le titre de citoyen.
Au reste, Thémistocle, le général Timothée,
l’orateur Démade, le rhéteur Aristophon, Bion le philosophe,
étaient aussi fils de courtisanes ; ce qui ne les empêcha
ni d’être illustres, ni d’aimer les courtisanes à
leur tour. « Ce petit garçon que vous voyez là, disait
Thémistocle à ses amis, est l’arbitre de la Grèce,
car il gouverne sa mère, sa mère me gouverne, je gouverne
les Athéniens, et les Athéniens gouvernent les Grecs. »
Périclès en eût pu dire autant d’Aspasie ; c’est
à cause d’elle que la guerre de Samos, puis celle de Mégare,
qui amena celle du .Péloponnèse, eurent lieu. Voici comme
Fontenelle le raconte, d’après Aristophane et Athénée
: « La guerre du Péloponnèse vint de ce que de jeunes
Athéniens, qui avoient bu, allèrent à Mégare
enlever la courtisane Simætha, et que ceux de Mégare, pour
se venger, enlevèrent deux demoiselles d’Aspasie ; ce qui
fut cause que Périclès, qui était tout-à-fait
dans les intérêts d’Aspasie, fit traiter Mégare
d’une manière si dure, que cette ville fut obligée
d’implorer le secours des Lacédémoniens.» C’est
pourquoi le poète comique Eupolis la surnomma Hélène,
comme ayant causé, elle aussi, [page 338] une guerre désastreuse
à son pays. La puissante séduction qu’elle exerçait
sur l’orgueilleux Périclès lui valut encore les surnoms
d’Omphale et de Déjanire. Son influence, cependant, ne fut
pas toujours malheureuse : c’est elle qui, par le pouvoir de sa
philosophie et de son éloquence, sut réconcilier avec sa
femme Xénophon, l’illustre capitaine et l’écrivain
distingué qui fit et écrivit la retraite des dix mille.
Lucien vante l’habileté d’Aspasie dans les affaires
et son extrême sagacité en politique ; si bien qu’il
n’est pas impossible que la diplomatie, c’est-à-dire,
d’après les racines grecques, la science d’écrire
et de parler double, ait été inventée par une femme.
Platon, dans son Ménexène fait dire à Socrate qu’il
la croit l’auteur de la fameuse oraison funèbre prononcée
par Périclès, et en rapporte une qu’il prétend
lui avoir entendu prononcer à elle-même le jour précédent.
Ne serait-ce qu’une plaisanterie, une ironie socratique ? Mais cela
est encore attesté par d’autres témoignages. Aspasie
ayant été accusée d’impiété,
Périclès, par ses prières et même par ses larmes,
la fit absoudre. Au reste, elle l’aimait comme elle en était
aimée; elle s’était embarquée avec lui sur
la flotte qui fit la conquête de Samos. Il n’est donc pas
croyable qu’elle fit pour Périclès ce que firent Livie
pour Auguste, Mme de Pompadour pour Louis XV, et qu’elle institua
une espèce de Parc-aux-Cerfs destiné à pourvoir aux
plaisirs de son époux ou de son amant. Ce que Plutarque raconte
là-dessus doit vraisemblablement être rapporté à
une autre Aspasie, qui était de Mégare, et qui ne racheta
par aucun esprit sa vie débauchée. La nôtre était
venue de Milet à Athènes avec une certaine Thargélie,
remarquable aussi par sa beauté et par ses talens, qui, après
avoir été l’amante de plusieurs Grecs illustres, finit
par épouser un roi de Thessalie.
Phryné était née à Thespies : Béotienne,
elle devait avoir moins d’esprit qu’Aspasie, et elle ne joua
pas un si grand rôle ; mais elle était fort belle et fort
riche des revenus de sa beauté. Elle offrit, dit-on, de rebâtir
à ses frais les murs de Thèbes, à condition qu’on
y mettrait cette inscription : « Alexandre l’a détruite,
Phryné l’a rebâtie.» C’eût été
un peu comme la fille du roi d’Égypte Chéops, qui,
à ce que rapporte Hérodote, ayant exigé de chacun
de ses amans une pierre de taille, en construisit la grande pyramide ;
cela n’eût pas mal rappelé non plus les murailles de
Paris dans Rabelais. On refusa la proposition de Phryné. Le célèbre
orateur Hypéride, s’étant chargé de la défendre
dans un procès (nous voyons que les courtisanes avaient beaucoup
d’affaires avec la justice), s’avisa, pour gagner sa cause,
d’un moyen très neuf. En achevant sa péroraison, tout
à coup il saisit Phryné par la main, la fit avancer devant
les juges et lui découvrit le sein. Les juges demeurèrent
ébahis, comme Louis XIII devant Marion de Lorme. Tout fut dit.
« Elle était surtout fort belle (au témoignage d’Athénée)
dans ce qui [page 339] ne se voit pas, ?? t??? µ? ß?ep?µ?????.
Aussi n'était-il pas facile d'obtenir qu'elle se montrât
nue, car elle portait une longue tunique qui enveloppait tout le corps,
et elle n'allait jamais aux bains publics ; mais, dans une fête
de Neptune à Éleusis, ayant laissé tomber ses vêtemens
à la vue de tous les Grecs, et dénoué ses cheveux,
elle entra dans la mer. Le peintre Apelles saisit cette occasion, et crayonna
d'après elle sa Vénus Anadyomène (c'est-à-dire
née du sein des ondes). Elle servit aussi de modèle au sculpteur
Praxitèle, qui était son amant. » Au reste, il y eut
deux Phryné, comme il y eut deux Aspasie.
Il y eut aussi deux Laïs, qu'il est assez difficile de distinguer.
Toutes deux habitaient Corinthe. L'une y était née, l'autre
y était venue de Sicile comme prisonnière de guerre ; elle
était de la petite ville d'Hyccara. Celle qui était née
à Corinthe était, dit-on, la fille de cette fameuse Timandra,
maîtresse d'Alcibiade. Un jour, lorsqu'elle était encore
toute jeune fille, le peintre Apelles la vit puiser de l'eau à
la fontaine de Pirène ; frappé de sa beauté, il l'emmena
avec lui à un banquet chez ses amis ; les convives se mirent à
le railler d'avoir amené, comme sa maîtresse, une petite
fille : « Laissez faire, dit-il, dans trois ans je vous montrerai
si j'ai tort. » C'est ainsi que, chez ce peuple grec, spirituel
et corrompu, artiste jusqu'à l'immoralité, le beau allait
trouver le beau : Aspasie s'unissait à Périclès,
Praxitèle à Phryné, la virginité de Laïs
était pour Apelles. Le sein de Laïs, comme celui de Phryné
servait de modèle à tous les sculpteurs et à tous
les peintres. L'autre Laïs, à ce qu'on croit, eut, entre autres
amans, Aristippe, le philosophe du plaisir, Diogène le cynique,
Démosthènes le grand orateur. « Pourquoi aimer Laïs,
qui ne vous aime pas ? disait quelqu'un à Aristippe. — Oh
bien ! dit-il, je pense que le vin et le poisson ne m'aiment pas non plus,
mais je ne laisse pas d'en user avec plaisir. » Elle conçut
un amour passionné pour un athlète nommé Eubate,
et lui fit promettre de ne pas partir sans elle ; il partit avec son portrait.
L'une des deux Laïs fut assassinée, en Thessalie, par des
femmes jalouses de sa beauté ; l'autre survécut à
la sienne : dans sa vieillesse, elle dédia son miroir à
Vénus, avec une inscription attribuée à Platon, que
Voltaire a traduite ainsi :
« Je le donne à Vénus, puisqu'elle est toujours belle
;
II redouble trop mes ennuis :
Je ne saurais me voir, dans ce miroir fidèle,
Ni telle que j'étais, ni telle que je suis. »
Elle mourut à Corinthe,
comme eût voulu mourir Ovide, comme mourut, dit-on, Raphaël.
On pourrait mentionner encore Hipparchie, la plus célèbre
des femmes qui embrassèrent la philosophie cynique. Le philosophe
Cratès, quoique bossu et fort pauvre, lui inspira un amour si vif
qu'elle [page 340] voulut tout quitter pour aller vivre avec lui. En vain
ses parens lui firent des représentations sur sa folie, en vain
Cratès lui-même lui mit devant les yeux sa misère
et sa difformité : elle répondit qu’elle ne pouvait
trouver un mari ni plus riche ni plus beau qu’un tel philosophe,
et qu’elle était décidée à le suivre
partout. Alors Cratès la conduisit dans le Pœcile, un des
portiques d’Athènes les plus fréquentés, et
c’est là, en public et à la face du soleil, que le
mariage fut consommé. On ajoute qu’un ami de Cratès
jeta son manteau sur les époux. Saint Augustin a dit sur ce manteau
des choses bien étranges . C’est en mémoire de ce
fait que l’on célébra depuis, dans le Pœcile
, la fête des Cynogamies (noces des chiens ou des cyniques). Hipparchie
écrivit des ouvrages philosophiques. — Nommons encore la
brave Leæna, la lionne, amante d’Harmodios, à qui la
torture ne put arracher une délation, et à qui on éleva
une colonne, comme souvenir national ; la belle Naïs, dont le rhéteur
Alcidamas d’Elée composa l’éloge ; l’espiègle
Gnathæna, Archæanassa, amante de Platon ; Herpyllis, amante
d’Aristote, qui eut d’elle son fils Nicomaque ; Léonce,
maîtresse d’Epicure, puis de son disciple Métrodore,
qui eut une fille, nommée Danaé, courtisane aussi ; Néméa
maîtresse d’Alcibiade, lequel se fit peindre assis sur ses
genoux ; Pythionice, amante d’Harpale, qui lui éleva près
d’Athènes un monument de dimension colossales ; Glycère,
qui succéda à Pythionice, à qui, pendant sa vie,
on rendit des honneurs comme à une reine, à qui, après
sa mort, on éleva une statue d’airain (aujourd’hui
on s’attelle au carrosse des danseuses, mais on ne leur élève
plus que des statuettes) ; une autre Glycère encore, diseuse de
bons mots un peu forts ; Callixena, que Philippe et Olympias donnèrent
à leur fils Alexandre ; Thaïs, qui, avec ce roi, incendia
Persépolis au sortir d’une orgie, qui donna deux enfans à
un roi d’Égypte et une reine aux Cypriotes, comme plusieurs
autres courtisanes d’Ionie avaient mêlé leur sang,
chez les Parthes, à la famille royale des Arsacides ; Lamia, maîtresse
de Démétrios preneur de villes, lequel un jour imposa tout
d’un coup un tribut énorme aux Athéniens au profit
d’elle et de ses femmes, afin qu’elles s’achetassent
des savons et des parfums ; enfin les danseuses Aristonice, Agathoclea,
Œnanthe, qui virent aussi des rois à leurs pieds, et cent
autres dont les noms charmans mériteraient seuls l’immortalité.
Branche-de-Myrte, Petite-Abeille, Feston-de-Vigne, si l’on osait
les traduire ainsi en français.
Voilà ce qu’étaient les courtisanes grecques. On voit
que la plupart d’entre elles ne tinrent pas une place moins distinguée
que Marion, Ninon et Mme de Pompadour. Cela posé, nous allons pouvoir
dire ce que Sappho nous paraît être.
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