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II
[page 341] De même
qu'il y eut plusieurs Aspasie, plusieurs Phryné, plusieurs Laïs,
plusieurs Glycère, il y eut aussi plusieurs Sappho ; on en distingue
deux entre autres, nées toutes les deux dans cette île de
Lesbos, patrie naturelle des femmes voluptueuses, musiciennes et lettrées.
L'une des deux fut un poète illustre, et il nous reste de précieux
fragmens de ses poésies. De sa vie l'on sait peu de chose. Le nom
de son père est incertain, sa mère s'appelait Cléis,
et elle eut une fille qui porta le même nom. Souvent, chez les Grecs,
les petits-fils ou petites-filles prenaient le nom de leurs aïeuls.
Elle perdit son père à l'âge de six ans ; elle conserva
peut-être sa mère plus long-temps, si c'est à elle
qu'étaient adressés ces vers :
« Ma douce
mère, je ne puis du tout travailler à ma toile
Etant accablée du regret de ce bel adolescent à cause de
la tendre Vénus. »
Elle eut deux frères,
Charaxe et Larique. Elle fut mariée (mais nous avons dit que peut-être
ce mot n'avait pas une signification bien précise) avec un homme
riche d'Andros, nommé Cercolas, et elle en eut cette fille nommée
Cléis, à laquelle se rapporte le fragment suivant :
« II ne nous
sied pas ; on ne doit point entendre pleurer dans une maison qu’habitent
les Muses.»
Sappho, née en 612
avant notre ère, florissait vers 590 ; par conséquent, elle
était contemporaine d'Alcman, de Stésichore, d'Anacréon,
de Simonide de Céos, d'Ibycos et d'Alcée, né comme
elle à Mitylène, et qui s’éprit pour elle d'un
amour malheureux. Aristote, dans sa Rhétorique nous a conservé
les vers par lesquels elle le repoussait : « Je voudrais parler,
avait dit Alcée, mais la honte me retient. » Sappho répondit
:
« Si ta pensée était pure et honorable, et si ta bouche
n'allait pas s'ouvrir pour le mal, la honte ne serait pas sur ton visage,
et tu ne craindrais pat de parler selon l'honneur. »
Au reste, ils se réconcilièrent, et elle lui accorda son
amitié, sinon son amour. Il est vraisemblable qu'Anacréon
ne vit jamais Sappho, quoiqu’on le lui ait donné pour amant
(4), ainsi qu'Hipponax et Archiloque. Jusqu’à quelle époque
vécut-elle ? C'est ce que n'établit aucun témoignage
car le mot plus âgée, qui se trouve dans un fragment, est
trop vague pour qu'on en puisse rien inférer :
" Eh bien !
Si tu es mon ami, cherche une couche plus jeune que la mienne ;
Car je ne puis recevoir tes embrassemens, moi qui suis plus âgée
que toi.»
[page 342] Sappho ne parle
ici que relativement, si tant est que, dans ce fragment (nous le disons
une fois pour toutes), elle parle pour elle-même. On dit qu'elle
conspira avec Alcée contre Pittacos, tyran de sa patrie, dans le
sens que les anciens donnent à ce mot ; qu'ayant échoué
dans cette lutte politique, elle fut bannie et alla mourir en Sicile,
et que les Siciliens, admirateurs de son génie, lui élevèrent
une statue.
Quant à sa mort volontaire par désespoir d'amour, on sait
ce que raconte la légende poétique. Au midi de l'île
de Leucade, dans la mer Ionienne, était un cap dont le pied se
hérissait de brisans. Une tradition conseillait aux amans malheureux
de se précipiter de ce cap dans la mer ; ceux qui ne périssaient
pas étaient guéris de leur amour. Sappho, éprise
du beau Phaon et dédaignée de lui, vint au cap de Leucade
et tenta la terrible épreuve. Elle monta sur le rocher escarpé
qui s'avançait au-dessus des flots, elle chanta un dernier chant,
l'ode à Vénus peut-être, ce cri d'une âme déchirée,
puis elle se précipita.
C'est à l'autre Sappho que Suidas et Photios, d'après Athénée,
veulent faire honneur de cette mort. Cette autre Sappho, née de
même dans l'île de Lesbos, mais à Éresos et
non à Mitylène, était une courtisane, joueuse de
lyre, qui vécut plus lard. Suidas, après avoir rapporté
sa mort en deux mots d'une concision lexicographique, elle se noya, ajoute,
ce qui montre bien qu'il la distingue de la première : «Quelques-uns
lui ont attribué aussi des poésies lyriques. » On
a trouvé une médaille à l'effigie et au nom de Sappho
Érésienne. — Cependant Ovide et bien d'autres rapportent
à la première Sappho et cet amour et cette mort.
Quelle que soit celle des deux Sappho qu'on veuille faire périr
ainsi, les légendaires n'ont pas considéré que le
voyage est long de Lesbos à Leucade : avant de l'avoir achevé,
la première eût changé d'idée, la seconde eût
changé d'amant. Peut-être est-ce à une autre Sappho
encore que la légende de Phaon doit être rapportée.
Ce nom de Sappho était très commun parmi les Lesbiennes,
et surtout, après que l'une d'elles l'eut illustré, ce fut
sans doute à qui le porterait ; puis les poètes mêlèrent
les aventures de toutes ces Sappho et attribuèrent à une
seule ce qui se rapportait à plusieurs.
Un fait constant, c'est que Sappho fut formée dans une école
de Lesbiennes, ou en forma une : on nomme quelques-unes de ses élèves
ou de ses compagnes de poésie et d'amour. Pourquoi donc cacher
ce qui paraît évident ? C'est que Sappho, élève
ou chef d'une de ces écoles, Sappho, musicienne et poète,
Sappho, voluptueuse et passionnée, fut une courtisane, —
dans l'acception la plus relevée de ce mot, — non pas comme
l'autre Sappho, qui n'était qu'une joueuse de lyre, mais une courtisane
comme Laïs, comme Phryné, comme Aspasie. Qu'on n'objecte pas
son mariage apparent ou réel ; ne dit-on pas aussi qu'Aspasie fut
la femme de Périclès ? Il ne faut pas altérer la
vérité par amour de l’idéal. [page 343] Nous
croyons donc, en effet, que Sappho fut ce qu'étaient les autres
Lesbiennes, et qu'elle ne se distingua d'elles que par le génie.
Bien plus, d'après une tradition très répandue et
arbitrairement contestée, elle fut Lesbienne dans toute l'étendue
de ce terme. « Ce ne sont pas les hommes, dit Lucien, qu'aiment
les Lesbiennes. » Et, en effet, le nom de Lesbienne et le verbe
aimer à la lesbienne sont demeurés dans la langue grecque
comme des témoignages irrécusables de cette affreuse dissolution.
Certes, nous voudrions pouvoir penser que notre Sappho, un si grand poète,
fut exempte de ces souillures ; mais, comme nous aimons encore plus, la
vérité que l'idéal, c'est à l'opinion contraire
que nous nous rangeons à regret. En vain allègue-t-on que
cette opinion ne se trouve exprimée que par des écrivains
qui vinrent long temps après elle : cela ne prouve qu'une chose,
c'est que, de son temps, cette corruption était trop générale
pour être remarquée. La morale ne s'en indigna que plus tard,
et encore assez faiblement. Ovide nomme quelques-unes des amies de Sappho,
et il ajoute (c'est Sappho qui parle) :
« Et cent autres que j'ai aimées non sans péché,
»
Atque aliae centum quas non sine crimine amàvi !
Quelques-unes des amies et élèves de Sappho devinrent célèbres
comme elle. — Érinne, de Lesbos ou de Téos, avait
écrit un poème de La Quenouille, en trois cents vers : il
en reste deux fragmens de deux vers chacun. Nous avons aussi trois épitaphes,
dont une fort gracieuse, qu'elle avait composées pour des jeunes
filles ses compagnes. Elle mourut à dix-neuf ans. C'est tout ce
que nous savons d'elle ; mais, avec cela seulement, on ne peut s'empêcher
de l'aimer, et sa mémoire est comme un doux parfum. Une épigramme
de l'Anthologie lui donne le surnom d'Abeille. Il ne paraît pas
qu'on ait raison de lui attribuer l'ode e?? t?? ?µ??. — A
côté de ce talent gracieux, il faut citer le talent énergique
de Télésilla d'Argos, la belle guerrière, comparée,
par les critiques anciens, à Alcée et à Tyrtée
même. Ces critiques, tout comme ils ont distingué et canonisé
(admis dans leur canon, ou liste consacrée) neuf poètes
lyriques principaux, ont distingué aussi neuf poétesses.
Le chiffre des muses, à ce qu'il semble, entrait pour beaucoup
dans leurs jugemens. Sappho eut 1’honneur d'être comptée
en même temps parmi les uns et parmi les autres. En effet, les neuf
poètes lyriques sont Alcman, Alcée, Sappho, Stésichore,
Ibycos, Anacréon, Simonide de Céos, Pindare et Bacchylide
; les neuf poétesses sont Sappho, Érinne, Télésilla,
Myrtis de Béotie, Corinne, Praxilla de Sicyone, et enfin Anyté
de Tégée, Nossis de Locres, Mœro de Byzance, qui vécurent
trois siècles plus tard. — Corinne, de Thèbes ou de
Tanagre, célèbre par sa beauté autant que par son
génie, était élève de Myrtis, et, avec elle,
donna des leçons à Pindare, après l’avoir vaincu
cinq fois dans les joûtes poétiques. Comme il prodiguait
les mouvemens, les figures, les allégories et les métaphores,
elle lui dit :
[page 344]
« II faut semer la
graine avec la main, et non la répandre à plein sac.»
Elle fut surnommée la Mouche, comme Érinne l'Abeille. Ses
poésies formaient cinq livres ; il n'en reste qu'une vingtaine
de fragmens, dont le plus long a quatre vers. Au reste, Corinne n'était
pas élève de Sappho.
Quelle qu'ait pu être d'ailleurs la nature des rapports de Sappho
avec les jeunes Lesbiennes auxquelles elle enseigna la poésie et
l'amour, si les témoignages de l'histoire sont insuffisans, l'ode
à une femme aimée, dans laquelle on sent à chaque
vers, à chaque mot l'accent d'une passion personnelle , et plusieurs
des fragmens qui vont la suivre, ne suffiront que trop à dissiper
toutes les incertitudes ; mais oublions ce qui dans Sappho appartient
à la société antique plutôt qu'à là
femme même : sachons ne voir et n'admirer que le poète.
A UNE FEMME AIMÉE.
« Celui-là,
me paraît égal aux dieux qui, assis en face de toi, écoute
de près ton doux parler
« Et ton aimable rire : ils font tressaillir mon cœur dans
mon sein, la voix n’arrive plus à mes lèvres ;
« Ma langue se brise, un feu subtil court rapidement sous ma chair,
mes yeux ne voient plus rien, mes oreilles bourdonnent ;
« Une sueur glacée m'inonde, un tremblement me saisit tout
entière ; je deviens plus verte que l'herbe ; il semble que je
vais mourir.
« Eh bien ! J'oserai tout, puisque mon infortune... »
Ici l'ode est interrompue.
« N'admirez-vous point (dit Longin dans un passage bien senti, que
Boileau traduit en style un peu précieux) comment elle assemble
toutes ces circonstances, l’ame, le corps, l'ouïe, la langue,
la vue, la couleur, comme si c'étaient autant de personnes différentes
et prêtes à expirer ? Voyez de combien de mouvemens contraires
elle est agitée ! Elle gèle, elle brûle, elle est
folle, elle est sage, ou elle est entièrement hors d'elle-même,
ou elle va mourir. En un mot, on dirait qu'elle n'est pas éprise
d'une seule passion, mais que son âme est un rendez-vous de toutes
les passions. »
Catulle a imité
cette ode, mais n'a pas prétendu la traduire ; il emprunte les
paroles de Sappho pour parler à sa Lesbie, puis il abandonne [page
345] l’ode qu'il imite avant même d'être arrivé
jusqu'à l'endroit où elle finit pour nous. Au reste, la
prétendue traduction de Boileau s'éloigne beaucoup plus
de l'original que l'imitation libre de Catulle .
L'autre grande pièce qui nous est restée de Sappho est cette
belle ode à Vénus. Quoiqu'elle n'ait pas eu si souvent que
l'ode à une femme aimée les honneurs de la traduction, elle
n'est pas moins admirable.
A APHRODITE.
« Immortelle Aphrodite,
au trône brillant, fille de Jupiter, savante en artifices,
je te supplie, n'accable pas mon âme de dégoûts et
d'ennuis, ô déesse !
« Mais viens à moi, si jamais en d'autres temps, écoutant
mes instantes prières,
tu les exauças, et, laissant la demeure de ton père, tu
vins, ayant attelé
« Ton char doré ; et de beaux moineaux agiles, faisant tourbillonner
autour
de la terre brune leurs ailes rapides, te traînaient du haut du
ciel à travers les
airs.
« En un instant, ils arrivèrent ; et toi, ô bienheureuse
! ayant souri de ton
visage immortel, tu me demandais ce qui causait ma peine, et pourquoi
je
t'appelais,
« Et quels étaient les vœux ardens de mon âme
en délire :
« Qui veux-tu de nouveau que j'amène et que j'enlace dans
ton amour ?
Quel est celui qui t'outrage, ô Sappho ?
« Car, s'il te fuit, bientôt il te poursuivra : s'il refuse
tes présens, il t'en
offrira ; s'il ne t'aime pas, il t'aimera, même quand tu ne le voudrais
plus. »
« O déesse ! Viens à moi encore aujourd'hui ! Délivre-moi
de mes peines
cruelles ; et tout ce que mon cœur brûle de voir accompli,
accomplis-le, et sois
toi-même mon alliée ! »
Est-il une prière
plus instante, plus irrésistible ? Et comme la grace de la poésie
se mêle avec la passion, sans la distraire ! Comme Sappho a soin
de rappeler, avec la première assistance qu'elle a reçue
de la déesse, le beau sourire de son visage immortel et tout ensemble
la promesse [page 346] par laquelle Vénus s'est engagée
! Et cette promesse, ne sont-ce pas bien les paroles mêmes de Vénus
? Quelles autres a-t-elle pu prononcer si ce n'est celles-là ?
Qui veux-tu que j'enlace dans ton amour. Ô Sappho ! S'il te fuit,
il te poursuivra..... Et ce dernier trait si habile encore, que Racine
fait mieux comprendre en le développant ; Phèdre aussi adresse
une prière à Vénus, une prière toute pleine
d'amertume, et, comme Sappho, elle essaie d'intéresser Vénus
dans son amour :
Déesse, venge-nous
; nos causes sont pareilles !
Presque toutes les poésies
de Sappho ne respirent que l'amour ou Vénus :
« Viens, déesse
de Cypre, verser dans des coupes d'or un nectar mêlé de
douces joies à mes amis, qui sont aussi les tiens. »
« O Vénus à la couronne d'or, puisse-je gagner la
partie !... »
« Je te donnerai une chèvre blanche, et je te ferai des libations...
»
« Pour moi, j'aimerai la volupté tant que j'aurai le bonheur
de voir la brillante lumière du soleil et de contempler ce qui
est beau. »
« L'amour brise mon âme comme le vent renverse les chênes
dans les montagnes. »
Par intervalles, au milieu de sa passion, elle laisse échapper
un regret, triste à la fois et gracieux :
.
« Virginité ! virginité ! tu me quittes ; où
t'en vas-tu ? »
Et la virginité lui répond :
« Je ne reviendrai
plus à toi jamais, à toi je ne reviendrai plus »
Mais la passion reprend
aussitôt, et le regret s'efface.
« Je regrette,
puis je désire. » — « Mes pensées se partagent,
et je ne sais ce
que je poursuis. » — « Tiens-toi debout devant moi,
ô mon ami ! et déploie la
grace de tes regards. »
Cela n'est-il pas biblique ? et ce qui suit encore davantage ?
« ..... Plus
délicat que le narcisse,… » — « ..... D'un
parfum royal... »—
« Ton visage est doré comme le miel. » — «
A quoi donc, ô mon bien-aimé,
te comparer justement ? C'est à une branche gracieuse que je te
comparerai. »
On croit lire le Cantique
des Cantiques, cette fraîche églogue d'amour, qu'on s'est
évertué à expliquer dans un sens mystique bien vainement
; qu'on se rappelle ces versets : « Ta taille est semblable à
un palmier... Au son de ta voix, mon ame se fond... Je me pâme d'amour...
»
On voit aussi figurer souvent dans les vers de Sappho les banquets et
les coupes ; on sait que chez les anciens amare et potare sont deux mots
souvent unis. On appelait le vin le lait de Vénus.
[page 347]
« Tous en commun tenaient
des coupes et faisaient des libations, et souhaitaient toute sorte de
bonheur à l'époux. »
Mais c'est toujours à
l'amour qu'elle revient :
« Faites venir
le beau Ménon, si vous voulez que vos banquets me plaisent. »
Quelquefois, à travers ces fragmens si courts, on suit le développement
de la passion comme dans un drame.
« Je vais chanter
pour ma bien-aimée un agréable chant.
« ..... Allons, ma lyre divine, parle et prends une voix.
« La cigale secoue de ses ailes un bruit harmonieux, quand le souffle
de l'été
volant sur les moissons, les brûle.
« Je retourne mes membres sur ma tendre couche ;
« La lune s'est plongée dans la mer,
« Et avec elle les pléiades ; — la nuit est à
son milieu.
« L'heure passe,
« Et je suis couchée solitaire !
«L'amour, qui brise les membres, vient de nouveau m'agiter, serpent
doux
et cruel qu’on ne peut soumettre ! Atthis, tu hais mon souvenir
et tu voles chez
Andromède !
« Ne dédaigne pas ces réseaux de pourpre que j'ai
fait venir de Phocée, don
précieux que je dépose à tes genoux.
« Andromède a été bien récompensée
de ses prières !
« Sappho, pourquoi implorer la puissante Vénus ?
« Je ne crois pas que mes chants touchent le ciel, le ciel est sourd.
»
N’est-ce pas là
l'expression douloureuse de la passion ? n'est-ce pas la une insomnie
pareille à celle de Didon ?... Après ces dernières
paroles, on sent un découragement profond; elle se tait, ce semble,
pendant quelques instans ; à peine laisse-t-elle échapper
des mots brisés qui pourraient être ceux que nous retrouvons
ça et là : « Mon souci !... » « C’est
le secret de mon cœur !... » Elle veut se taire, mais bientôt
un cri de douleur lui échappe de nouveau : « Je t'aimais,
Atthis, autrefois ! » Ce dernier mot, p??a?p?t, dans le tour grec,
est d'un effet naïf et passionné.
« Tu m'oublies
! ou tu aimes un autre que moi entre les mortels ! »
« Puissent les vents emporter le souci qui m'accable ! »
Alors, jetant un regard
en arrière, elle se reporte aux premiers temps de cet amour, elle
repasse avec mélancolie sur les traces d'un bonheur qui n’est
plus :
« Je la vis qui cueillait
des fleurs, c’était une toute jeune fille… De molles
guirlandes entouraient son beau col. »
Mais elle s’arrache
brusquement à ce souvenir si plein d'amertume, met à regarder
dédaigneusement la rivale qu’Atthis lui préfère
; [page 348] dans ses paroles, non-seulement 1’amante irritée
mais la femme paraît tout entière, elle la raille parce quelle
n'est pas élégamment vêtue :
« Est-ce là
celle qui t’a charmé le cœur cette femme habillée
rustiquement, qui ne sait pas l’art de marcher avec une robe à
longs plis ? »
Puis, s’adressant
peut-être à sa rivale elle-même, d'un ton hautain et
méprisant :
« Ne sois pas
si fière pour une bague ! »
« Enfant, tu me parais petite et sans grace ! »
Cela est admirable de vérité.
Il est bien facile de voir que Sappho exprimait dans ses poésies,
non des sentimens imaginaires, mais les sentimens même qui agitaient
et brûlait son cœur ; elle était poète parce
qu’elle aimait. Dans ces fragmens si courts, si épars, quelle
vie ! quelle flamme ! S’il n’y avait eu que des vers, eussent-ils
survécu à ce morcellement ? Ce ne serait qu’une poussière
morte ! Mais il y avait autre chose, il y avait une ame passionnée
qui s’y était répandue, qui les avait imprégnés
de feux et de larmes ! Aussi cette poussière de poésie est
encore animée, cette cendre est pleine d’étincelles.
…………….Spirat adhuc amor,
Vivuntque commissi calores
?oliae fidibus puellæ !
Quelques autres mots de
dépit amoureux se trouvent encore çà et là
:
« Gorgo m'ennuie
horriblement !...
« Quand la colère envahit l’ame, il faut empêcher
la langue de se répandre en injures.
« Je ne suis pas de celles qui gardent leur colère, j’ai
l’ame bonne.
« Ces sentimens sont ceux des autres, mon cœur ne les connaît
pas. »
Ce sont peut-être
là des mœurs oratoires et poétiques ; mais par une
bizarrerie de l’esprit, s’il reste peu de vers d’un
poète, ou peu de lignes d’un prosateur, on est porté
à les prendre à la lettre plus volontiers qu’on ne
ferait les mêmes paroles dans un auteur complet. Le prix qu’on
y attache et la vérité qu’on y suppose semblent être
en raison de la rareté. Pourquoi ailleurs ne croirions-nous pas
Sappho ? Tout montre en elle une ame généreuse. Elle était
pleine de commisération, surtout à vrai dire, pour les peines
d’amour, non ignara mali.
« Toi qui es plus
belle, Mnasidica, que la molle Gyrinno, tu ne trouvais pas de femme plus
triste que toi sous le ciel.
« ….Allons, Mnasidica, mets une couronne sur ta chevelure
que j’aime ;
« Tresse des branches d’anis avec tes petites mains :
« Orné de fleurs, on est plus agréable aux dieux
« Pour leur offrir des sacrifices ; sans couronne on ne leur plaît
pas. »
Cependant il ne faut pas
croire que la passion amoureuse ait été [page 349] l'unique
inspiration de Sappho, qu'elle et sa poésie n'aient vécu
que d'amour. Tous les grands et beaux sentimens, elle les exprima dans
ses vers parce qu'elle les avait dans son cœur. Quand elle fut mère,
elle le fut avec passion comme elle avait été amante. Outre
le fragment déjà cité, où, d'un air charmant,
elle dit à sa petite fille qu'on ne doit pas entendre pleurer dans
une maison qu'habitent les Muses, outre celui-ci, qui a pu inspirer Catulle
:
« Comme une
petite fille voletant autour de sa mère (1); »
nous possédons encore
le suivant :
« J'ai à
moi une jolie enfant, dont la beauté est semblable à celle
des chrysanthèmes, Cléis, ma Cléis bien-aimée,
que je ne donnerais pas pour toute la Lydie... » .
II est curieux de voir
en passant par quelles fortunes presque tous ces précieux fragmens
nous sont parvenus. A qui devons-nous ces trois jolis vers entre autres
? Au grammairien Héphestion, qui les a cités comme étant
des. vers asynartètes.—Bénis soient donc les grammairiens
! C'est dans leur fatras que l'on a retrouvé plus d'un beau vers;
nous leur en sommes redevables comme on est redevable aux Goths ou aux
Vandales de quelques statues enfouies. J'oubliais de dire, au reste, qu'un
commentateur s'indigne contre Héphestion, parce que ces trois vers
ne sont pas asynartètes! nec tolerabiles sunt versus asynarteti
!
Sappho connut aussi l'amitié,
et elle la connut tout entière, jusqu'aux regrets qu'elle nous
laisse après qu’elle est perdue :
«Latone et Niobé
étaient mes amies bien chères! »
et jusqu'à l'amertume
que l’on sent de l'ingratitude de ceux qu'on aimait :
« Tous ceux
à qui j'ai fait du bien sont les premiers qui me déchirent.
»
Est-il nécessaire
d'ajouter qu'elle eut l'amour ardent de son art ? Quand cette école
poétique qui se forma ou se développa autour d'elle ne l'attesterait
pas, voyez les paroles qu'elle adresse à une femme riche et ignorante
:
« Tu mourras
un jour, et pas un souvenir ne restera de toi après ta vie; car
tu ne connais pas les roses de Piérie, et tu seras obscure dans
les demeures
d’Hadès, mêlée à la foule des pâles
ombres. »
Puisqu'elle aimait la poésie,
elle aimait la gloire ; elle y pensa, et elle [page 350] se la promit
comme tous les poètes. Même le vers où elle exprime
cette foi dans l'avenir a un ton d'affirmation et d'autorité remarquable
:
« Je dis qu'on parlera
de nous dans l'avenir. »
Mais il manquerait quelque chose à Sappho pour avoir été
un grand poète, si elle n'avait pas été saisie du
spectacle de la nature, si elle n'avait exprime jamais que les passions
ou les sentimens de son âme, si ses vers par quelque côté
n'avaient reflété le monde extérieur les arbres,
les fleurs, les oiseaux. Tous les grands poètes, même les
dramatiques, Eschyle, Aristophane, Shakespeare, Molière aussi,
à sa manière, et même Racine, et même Corneille,
quoique rarement , ont vu et regardé la nature, et en ont mêlé
les couleurs aux sentimens de l’ame humaine. On retrouve les impressions
de Sappho dans quelques mots épars de ces fragmens si courts, débris
d’une grande poésie. Déjà nous en avons vu
quelques-unes mêlées à d'autres détails ; en
voici plusieurs encore :
« Une onde fraîche
et sacrée murmure alentour parmi les branches des pommiers, dont
les feuilles luisantes répandent le sommeil... »
«Étoile
du soir, tu réunis ce que l’aurore brillante avait séparé,
tu ramènes la brebis, tu ramenés le chevreau, tu ramènes
l'enfant à sa mère... »
Byron s’est souvenu
de ces vers dans don Juan et les a un peu paraphrasés. Au reste,
Sappho ne décrit pas pour décrire. Les impressions qu'elle
a reçu sans les chercher se mêlent naturellement dans ses
vers à ses sentimens et à ses idées. Voici assurément
le plus charmant exemple de ces images heureuses, instinctives, irréfléchies,
dans lesquelles la poésie de la nature s'ajoute à la poésie
du cœur :
« Élevez
ces portes !
O hyménée !
Ouvriers, élevez ces portes !
O hyménée ! .
L'époux s'avance, pareil à Mars !
O hyménée !
Il est plus grand que les plus grands!
O hyménée ! »
[page 351] « Et plus
fier au-dessus des autres qu'un chantre de Lesbos au-dessus des chantres
étrangers!...
« Comme un doux fruit rougit sur la plus haute branche,
« Et tout en haut sur la plus haute ; et on l'a oublié en
faisant la cueillette ;
« Non, on ne l'a pas oublié, mais on n'a pu l'atteindre...
(Telle la jeune fiancée?...)
« Comme l'hyacinthe
que les pasteurs, dans les montagnes, roulent sous leurs
pieds, et la belle fleur est brisée!... »
(Telle la jeune épouse
et sa virginité ?...)
La première partie
de ce fragment d'épithalame était prononcée sans
doute par le chœur des jeunes garçons ; la seconde partie,
par le chœur des jeunes filles. Si l'on nous passe le rapprochement,
le début présente une ressemblance frappante avec les chants
du dimanche des Rameaux :
« Élevez
vos portes, princes ! Portes éternelles, élevez-vous! et
le roi de gloire
entrera ! Qui est ce roi de gloire? C'est le Seigneur fort et puissant,
le Seigneur
invincible dans les combats. Élevez vos portes, princes ! Portes
éternelles, élevez-
vous ! qui est ce roi de gloire ? etc. »
II y a dans Sappho plusieurs
autres débris d'épithalames :
« Salut, fiancée!
Salut, beau fiancé ! salut !... »
« Heureux époux ! voilà les noces terminées
suivant ton désir ; et tu possèdes
la jeune fille qui faisait ton désir! »
« Nulle autre n'est aussi belle.... » __
« Comme les étoiles pâlissent autour de la lune éclatante
et cachent leurs
blancs rayons, lorsque radieuse elle couvre toute la terre de sa lumière
argentée...»
« Plus harmonieuse qu'une lyre, plus d'or que l'or ... »
L'épithalame, chez
les modernes, a été (si toutefois il a été)
un genre faux et ridicule, n'étant point né des mœurs
nationales et des coutumes publiques ; dans l'antiquité, au contraire,
ce ne fut pas une des veines les moins fécondes de la poésie.
On entrevoit aussi, ce qui surprend d'abord, que le paganisme mettait
à la célébration du mariage, quand c'était
un mariage bien réel, plus de sérieux que nous. Nous, même
avec un appareil religieux plus sévère, il semble que nous
ayons toujours dans l'esprit le terrible mot de Beaumarchais : «
De toutes les choses sérieuses, le mariage étant la plus
bouffonne... » L'antiquité, plus sensée peut-être,
sans se contrister et sans ricaner, considérait et célébrait
le mariage tout à la fois comme une chose sérieuse et comme
une chose gaie.
[page 352] Quant à
Sappho, si elle chanta beaucoup d'hyménées, elle ne paraît
pas, pour son compte, avoir beaucoup fêté l'hymen. Elle que
nous avons vue tour à tour, avec autant de passion, amante, mère,
amie, poète, — et républicaine, s'il est vrai, qu'elle
conspira et se fit bannir avec Alcée, — nulle part ne se
montre épouse. Elle aimait aussi beaucoup ses deux frères,
et nous savons par Hérodote les réprimandes affectueuses
qu'elle faisait à l'un d'eux pour le tirer des mains d'une certaine
courtisane avare et rusée; mais son mari, le père de sa
petite Cléis dans aucun des fragmens nous ne le trouvons nommé.
Aussi, pourquoi s'appeler Cercolas ? Au reste, elle fut veuve de bonne
heure. Et Phaon, après tout, en admettant que la légende
de Phaon se rapporte à notre Sappho, n'est pas nommé non
plus dans les vers qui nous sont parvenus. Faut-il en conclure qu'elle
n'aima point Phaon et qu'elle n'aima point son mari ? Peut-être
qu'elle les aima tous les deux.
En regard des épithalames
et des chants d'amour, nous trouvons quelques épitaphes et quelques
graves pensées :
« Ici est la
cendre de Timas, morte avant l'hymen. . '
« Au lieu de la chambre
nuptiale, la sombre demeure de Proserpine la reçut,
« A sa mort, toutes ses compagnes firent tomber avec le fer rapide
leur gracieuse chevelure sur son tombeau. »
« ...Oui, mourir est un mal; s'il n'en était pas ainsi, les
dieux aussi mourraient. »
Et cependant la vie est-elle
un bien? — Non, répond une autre épitaphe :
« Au pécheur
Pélagon. Son père Mnèsiscos a fait mettre sur son
tombeau ce filet et cette rame en souvenir de sa misérable vie.
»
On voit là une nuance
nouvelle de cette poésie. Sappho a quelquefois 1’accent des
gnomiques :
« La richesse
sans la vertu, dangereux hôte ; mais le mélange de la vertu
et de la richesse, c'est le suprême bonheur. »
C’est ce qui explique
que l'on trouve chez elle quelques proverbes :
« Ne remue
pas les tas de pierres... » « Chez moi ni miel ni mouche à
miel. »
On y rencontre aussi quelques
fragmens d'élégie :
« Le bel Adonis
expire, ô Cythérée ! que faire ? Frappez votre sein,
ô vierges !
et déchirez vos vêtemens. »
Elle avait composé
encore des hymnes, des chansons et des épigrammes. Ses poésies
formaient neuf livres. Que de regrets pour nous ! on vient de voir ce
qui en reste.
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