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III.
[page 353 de La Revue
des deux Mondes du 15 juin 1847]
Telle fut Sappho. Cette
femme, en un mot, ne fut qu'amour : amour idéal ou amour sensuel
? de son temps on ne faisait pas ces distinctions. On ne savait encore
d'autre psychologie que celle d'Homère, qui mêle et qui confond
sans cesse, plus philosophiquement qu'on ne pense, l'estomac et le cœur,
les sentimens et les appétits. Platon n'était pas venu encore
isoler l'esprit dans la tête, le courage dans la poitrine, et reléguer
les appétits dans le ventre, à peu près comme dans
sa République il relègue au troisième rang le peuple
ouvrier. Vers l'an 590 avant notre ère, on ne savait pas analyser
tout cela, et dans la poésie non plus que dans la vie on ne subtilisait
l'amour. Sappho aima donc à la manière des dieux homériques,
mais sans pouvoir, comme Jupiter sur le mont Ida, s'envelopper au besoin
d'un nuage d'or .
[page 354] Au surplus, païenne ou chrétienne, il est clair
que Sappho eût toujours aimé de même. Seulement son
amour eût pu changer d'objet. Qui sait ce que Sappho chrétienne
eût été ? Peut-être elle eût été
sainte Thérèse. L'hystérisme et le mysticisme ont
des rapports cachés, mais réels ; l'un et l'autre parlent
quelquefois la même langue, et produisent des phénomènes
presque pareils. Nous avons cité le Cantique des cantiques, que
l'un ou l'autre expliquent également. Qu'on lise aussi, par curiosité,
les lettres de direction spirituelle écrites par le sévère
Bossuet à la sœur Cornuau et à d'autres pénitentes
: à voir les détails étranges de ses métaphores
mystiques, on croirait qu'il n'ignora pas la chair ; cependant la pureté
de Bossuet est, comme celle de Socrate incontestable à nos yeux.
Qu'on lise Fénelon et Mme Guyon ; mais surtout qu'on lise sainte
Thérèse elle-même, puisque nous l'avons nommée
; on y trouvera mille passages comme ceux-ci, qui, ce me semble, ne continuent
pas mal les citations de Sappho :
« Je sens que
le divin, époux est en moi ou que je suis abîmée en
lui. Et dans cet état, mon âme se trouve tellement suspendue,
qu'elle pense être hors d'elle-même; la volonté aime,
la mémoire s'évanouit, l'esprit se perd.... C'est une joie
qui n'est ni toute sensible ni toute spirituelle... »
.... « Ô mon Seigneur et mon Dieu, dont la vue fait la félicité
des anges, mon cœur se fond comme la cire au feu de votre divin amour
!... »
.... « Peu s'en faut que je ne me sentie entièrement défaillir;
je suis comme évanouie, à peine puis-je respirer; toutes
mes forces corporelles sont si affaiblies, qu'il me faudrait faire un
grand effort pour pouvoir seulement remuer les mains, mes yeux se ferment
d’eux-mêmes, et, s'ils demeurent ouverts, ils ne voient presque
rien.... »
.... « L'âme, dans ces ravissemens, semble ne plus animer
le corps. Il sent que la chaleur naturelle l'abandonne et devient tout
froid, mais avec un plaisir inconcevable... »
.... « C'est un martyre, délicieux.... »
.... « J'en suis accablée. Cela me réduit en un tel
état, que celles de mes sœurs qui viennent à moi...
disent qu'elles me trouvent sans pouls ; les jointures de mes os se relâchent;
mes mains sont si raides, que je ne les saurais joindre, et la douleur
que je sens dans les artères et dans tout le reste du corps est
si violente, qu'elle continue jusqu'au lendemain, et qu'il semble que
toutes les parties de mon corps n'aient plus de liaison les unes avec
les autres... »
« ... Mais cette peine est si agréable, qu'il n'y a point
dans le monde de contentement qui en approche, et l'ame voudrait pouvoir
sans cesse mourir d'une blessure si favorable... Oh! Combien de fois,
étant dans cet état, me suis-je souvenue de ces paroles
de David : Comme la biche soupire avec ardeur après les eaux des
torrens, ainsi mon ame soupire après vous, mon Dieu! »
«... J'ai vu
un ange à mon côté gauche dans une forme corporelle.
Il était petit, d'une merveilleuse beauté, et son visage
étincelait de tant de lumière, qu'il me paraissait un de
celui de ce premier ordre qui sont tout embrasés de l'amour de
Dieu et que l'on nomme Séraphins. Cet ange avait en la main un
dard qui était d'or, dont la pointe était fort large et
qui me paraissait avoir à [page 355] l’extrémité
un peu de feu. II me sembla qu'il renfonça diverses fois dans mon
cœur, et que, toutes les fois qu'il l'en retirait, il m'arrachait
les entrailles et me laissait toute brûlante d'un si grand amour
de Dieu, que la violence de ce feu me faisait jeter des cris, mais des
cris mêlés d'une si extrême joie, que je ne pouvais
désirer d'être délivrée d'une douleur si agréable.»
On le voit, l'objet seul
de l'amour est changé ; mais c'est le même amour, la même
ardeur, les mêmes transports. Sous le ciel de l'Espagne plein de
soleil, comme sous le ciel de l'Éolide, dans cet air doux et parfumé
; soit après les banquets couronnés de roses où l'on
s'enivrait de vin de Lesbos au milieu des chansons et des lyres, ou après
ces jeûnes du cloître qui affaiblissaient le cerveau, excité
ensuite par les chants de l'orgue ou par le silence; soit dans ces belles
îles de la mer Egée et de la mer Ionienne, toutes verdoyantes,
comme le disent les poètes, d'épais ombrages ennemis de
l'innocence, ou dans ces couvens d'Avila et d'Alba, aux ombrages mystérieux
aussi, aux préaux solitaires pleins de rêverie, aux cellules
discrètes, comment défendre son âme ou ses sens contre
la passion, érotique ou séraphique, et contre ; les dards
enflammés ?
Quoi qu'il en soit de ce rapprochement, c'est la passion de Sappho qui
fit son génie. Il faut remarquer ce phénomène : les
impressions même de la volupté physique, recueillies et épurées
par l'imagination, servent aussi à la poésie, en devenant,
pour ainsi dire, matière morale. L'esprit dégage des élémens
grossiers l'élément pur et spiritualise la matière
; les sensations venues du corps prêtent des couleurs à l'idéal
: elles sont comme cette vase lumineuse qui est, dit-on, répandue
dans le ciel, et dont se forment les étoiles.
Née de la passion, la poésie de Sappho est franche et vraie,
et n'a rien de factice. La plupart des autres lyriques que nous connaissons
Pindare et Horace même, eurent tour à tour une inspiration
vraie et une inspiration factice, si l’on peut parler ainsi. Dans
le génie ou le talent de chacun de ces deux poètes, on distingue
deux veines bien diverses. Une partie de la poésie de Pindare était
en quelque sorte officielle, c’est celle que nous possédons
; l'autre partie, dont il ne reste presque rien, exprimait les passions
ou les émotions personnelles du poète. Chez Horace, comme
le dit très bien un illustre critique, « l'enthousiasme lyrique
n'est vrai que dans l'expression de la volupté car il n’y
a plus même d'amour. » Tantôt c'est une poésie
naturelle, tantôt, et plus souvent, ce n'est qu'une poésie
littéraire. Sappho eut le bonheur de naître lorsqu'il n'y
avait pas encore de poésie littéraire ; la sienne fut toujours
naturelle, dans la plus large acception du mot. La lyre, pour Sappho,
n'était pas une métaphore; elle prenait cette lyre dans
ses mains pour se distraire de la passion qui l'agitait pendant les longues
nuits solitaires, comme Achille, dans l'Iliade, prend la sienne pour se
[page 356] distraire de sa douleur. Elle préludait ; son ame et
ses nerfs tressaillaient ; elle exaltait son amour et son désir
au lieu de s'en distraire; elle brûlait, elle pâlissait, elle
devenait plus verte que l'herbe; alors des chants entrecoupés s'exhalaient
de ses lèvres, de ses lèvres toutes tremblantes, toutes,
frémissantes de baisers inassouvis. Toute cette fureur du désir
passait dans ses vers ; le rhythme alors n'était pas une entrave
; le rhythme, au contraire, la soulageait. Comme les chants d'Électre
assoupissaient Oreste, le rhythme la berçait, la calmait, l'apaisait
: sa passion, d'abord surexcitée, s'affaissait enfin par son excès
même ; la lassitude venait, sinon le repos, jusqu'à ce que
cette fureur se réveillât encore, pour appeler de nouveau,
avec des cris douloureux et peut-être pleins de délices comme
ceux de sainte Thérèse, l'ingrat ou l'ingrate qui la délaissait
!
Voilà ce que fut
sa poésie, complète et complexe comme la nature humaine
elle-même, composée d'âme et de corps. Aussi cette
poésie nous ravit-elle, parce qu'elle nous saisit à la fois
par l'imagination et par les sens, parce qu'elle nous présente,
sous une forme élevée et puissante, le divin mélange
du réel et de l'idéal.
Pour ce qui regarde la langue grecque, Sappho contribua à l'enrichir
et en même temps à la fixer. L'expression dans Homère
est flottante, à grands plis ; Sappho l'ajusta, la serra, mais
sans gêner la grâce, et seulement comme le rhythme lyrique
le demandait. Elle diversifia ce rhythme. Elle composa des hymnes, des
odes, des élégies. Elle mêla à son langage
choisi les charmes de la prononciation et du dialecte éoliques.
Toute l'antiquité admira la Lesbienne presque à l’égal
d’Homère, presque au-dessus de Pindare. Je remplirais plus
d'une page des noms seuls de ceux qui la vantent. Je me contenterai de
citer Aristote, Platon et Plutarque : Aristote, parce que son expression
vient encore à l'appui de la thèse que nous avons posée
: «Les Mityléniens honorent Sappho, quoiqu'elle soit une
femme; » Platon, qui, dans le Phèdre, la met au nombre des
sages, mais ce mot sage, en grec, voulait dire tant de choses; et Plutarque,
qui devient poétique en parlant d'elle : «En vérité,
dit-il, ce que cette femme chante est mêlé de feu. »
II faut ajouter encore l'appréciation remarquable du grammairien
Démétrios, qui loue Sappho d'avoir su employer convenablement
l'hyperbole, l'anadiplose, l'anaphore, la métaphore, la parabole
et la métabole.
Mais qu'avons-nous besoin
de ces témoignages? Il suffit de lire le peu qui nous reste d'elle,
pour sentir combien elle fut un grand poète, pour l'admirer avec
amour. — M. Boissonnade, après avoir relevé l'étourderie
de Laharpe, qui dit lestement : « Nous n'avons qu'une douzaine de
vers de Sappho, » et mentionné, outre les deux grands morceaux,
les fragmens épars que nous venons de traduire, résume tous
les jugemens par cette citation charmante :
[page 355]
O suavis anima, quale te
dicam honum
Antehac fuisse, tales quum sint reliquiæ !
Halcyonius, savant du XVI° siècle, dans un dialogue latin,
fait parler ainsi Jean de Médicis, qui fut plus tard Léon
X :
« J'ai entendu dire
dans mon enfance à Démétrios Chalcondyle, homme très
savant dans les lettres grecques, que des prêtres chrétiens
avaient eu assez de crédit auprès des empereurs byzantins
pour obtenir d'eux la faveur de brûler en entier un grand nombre
d'ouvrages des anciens poètes grecs, qui contenaient des peintures
amoureuses et des sentimens licencieux, et qu'ainsi furent détruits
les comiques Ménandre, Diphile, Apollodore, Philémon, Alexis,
et les lyriques Sappho, Érinne, Anacréon, Mimnerme, Bion,
Alcman, Alcée. On les remplaça, ajoutait-il avec un peu
de malice, ce semble, par les poèmes de notre Grégoire de
Nazianze, qui, pour inspirer des sentimens plus religieux, ne peuvent
pas prétendre cependant à une élégance aussi
attique. Si ces prêtres ont été honteusement impies
envers les poètes grecs, ils ont donné un grand témoignage
de piété catholique. »
On vient de lire les poésies
de Sappho, éclairées parce que nous avons de sa vie et des
mœurs grecques : que conclure ? Que Sappho fut une courtisane et
une Lesbienne, mais une femme d'une ame élevée, d'un noble
cœur, et un grand poète. En un mot, idéalisez le plus
possible une de ces courtisanes dont nous avons décrit l'éducation
intellectuelle et physique si complète et si raffinée; douez-la
d'une ame inspirée, d'une imagination ardente et de cette faculté
particulière qui produit le style : vous aurez Sappho. On a vu
que cette alliance déplorable de tant de corruption et de tant
de génie s'explique par la constitution même de la société
antique, dans laquelle la femme ne pouvait prendre part à la vie
littéraire et publique qu'à la condition de mettre toute
pudeur sous ses pieds. Les courtisanes seules pouvaient devenir musiciennes,
poètes ou philosophes; elles seules pouvaient s'instruire et cultiver
leur esprit dans ces écoles où l'art était un appendice
à la science de la volupté, et où la prostitution
même prenait les proportions de l'art ; elles seules pouvaient,
au sortir de ces écoles, s'attacher aux pas d'un artiste ou d’un
philosophe, et profiter de ces entretiens subtils ou de ces leçons
revues qui achevaient de développer leur intelligence virilement;
elles seules pouvaient prendre rang dans le monde, comme nous dirions
aujourd'hui, ou, pour mieux dire, elles seules pouvaient être les
premiers élémens de ce que plus tard on a appelé
le monde. Elles seules pouvaient devenir fameuses et faire parler d'elles
soit en mal, soit en bien, tandis que nous avons entendu Périclès
déclarer solennellement que, pour les femmes vertueuses, l'un et
l'autre était également à redouter.
EMILE DESCHANEL
"Etudes sur l'antiquité,
Sappho et les Lesbiennes"
Article publié le
15 juin 1847 dans la Revue des deux Mondes.
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